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  • Travel diaries: Le Maroc & les femmes qui tissent

    Travel diaries: Le Maroc & les femmes qui tissent

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    Ce que le désert de pierre et la compagnie des femmes amazigh m’ont appris sur le temps, le repos et la patience. 

    J’arrive à 15h à Sahet el Fenaa chargée d’un lourd sac à dos de voyage. Sur l’immense sehaa, je cherchais mon point de repère: cinq femmes. Nous partions ensemble. Cinq inconnues reliées par un fil rouge: une soif de connexion pure, un émerveillement anticipé, la certitude qu’une partie de soi vivait déjà dans ce désert. 

    À bord de notre minibus, nous voyons le paysage défiler direction sud, je regarde de ma fenêtre: la terre couleur cramoisie, la végétation comme une dentelle décorant les flancs des collines. Ma première fois au sud du Maroc. À bord de notre fragile véhicule, nous parcourons des kilomètres et des kilomètres. Notre chauffeur s’arrête gracieusement pour prendre les autostoppeurs, des hommes habillés de tuniques d’un bleu profond. Les arbres se font de plus en plus rares, leurs formes deviennent étranges, elles sont sèches, craquelées, comme des ombres préhistoriques La route se prolonge sur une infinité de pierres et de cailloux. La terre rouge laisse place à de la roche. Nous nous enfonçons dans ce qui semble être le fond d’une grotte à ciel ouvert. Après plusieurs heures, le véhicule poussiéreux remonte le flanc d’une colline, nous sommes enfin arrivés à destination.

    Émotion, fébrilité. Le visage extasié, secouant nos jambes endormies, nous voyons qui se trouve aux portes de la maison qui nous accueille: une dizaine de femmes, des brins de basilic sauvage derrière l’oreille, chantant sur le rythme des percussions. Cette chaleur qui fait couler des larmes sur les joues. 

    Cette après-midi, après un copieux repas préparé par nos trois hôtesses, nous sillonnons un chemin de pierre vers la place centrale. Nous croisons des plants de coton épars puis nous arrivons dans la grande salle commune, ou toutes les tisseuses se sont rassemblées avec leur matériel de travail pour notre première leçon: brosser et filer la laine. Quand elles filent la laine, elles chantent aussi. Le chant donne un rythme au travail. Ces tâches manuelles paraissent simples par leur rapidité, précision et doigté. Lorsqu’on s’essaye, on constate l’effort des années de pratique qu’elles ont derrière elles. Dans cette salle sombre sans aucun aménagement, nous étions une trentaine, assises à même le sol faisant connaissance avec les mots mais surtout avec les yeux et les mains. 

    S’enchaînent ensuite six jours complets dans le désert de pierre.

    Se réveiller à la lumière d’un soleil éclatant inondant le paysage lunaire. Les villageois se lèvent pour prendre soin de leur bétail, prier et commencer leurs journées. Des chiens lévriers se promènent en bande, un âne blessé se repose. Un vent frais de matin d’octobre circule, sans bruit.

    Comment passe-t-on ses journées dans le désert? La plupart du temps assises avec les femmes. Assises au sol pour manger, prendre le thé, tisser, se reposer, discuter. 

    Je me pose des questions sur le repos.

    Au sol, les hanches se déposent. Les os du bassin rencontrent la pierre. Sans montre, l’heure n’existe pas. On se rencontre avec les villageoises sur un lieu, non pas sur un temps. Monter le métier à tisser est une chorégraphie qui fait danser les membres. Elles sont quatres à le monter. Elles discutent en même temps. 

    Cinq métiers sont montés, un pour chacune de nous. Ces métiers sont ensuite dispersés dans le village, dans des petits espaces confortables, comme des sanctuaires à l’abri des éléments. Quelque chose de nouveau allait naître sur ces métiers. Un travail en commun exécuté sous le tutorat de deux ou trois tisseuses-enseignantes qui nous apprenaient le coup de main, la technique. 

    Je me suis posée des questions sur la patience. 

    Tous les jours, nous partagions le repas avec nos trois hôtesses qui nous préparaient des mets simples et nourrissants. Manger la nourriture dans le même plat, nos épaules se frottant, nos mains font sens de la nourriture. Et puis le thé: le thé est très amer au village, il est infusé à base de plantes comme la lavande et l’armoise. L’assiette de fruits et les biscuits. Le gâteau au miel.

    Et puis on se rejoint sur la place commune lorsque le déjeuner est terminé. Tisser dans nos grottes à l’abri du vent et de la chaleur, collées serrées, échangeant quelques mots d’arabe et apprenant quelques mots amazighs. C’est devenu mon moment préféré, toute l’attention posée sur le geste, le contexte, la poésie. Dans la simplicité, en chaussettes, posées en tailleur devant le métier et les instruments en argent massif comme le grand peigne utilisé pour tasser les fils de laine. Le rythme du tissage est un rythme commun. Les petites filles et petits garçons viennent jeter un coup d’œil, restent avec nous un moment.

    Les mains dans la henna.

    Un matin, les villageoises nous exposent leurs plus précieux morceaux de textile: leurs voiles de mariées. Des carrés de laine peints de motifs à la henna. Chacune confectionne le sien pour ses noces. La couleur rouge ocre ondule d’intensité, tantôt d’un orange pâle, tantôt tirant vers le carmin. 

    Nous avons plongé les mains dans les pigments. À part la henna, les fibres naturelles sont teintes avec des fragments de nature: des peaux de grenades séchées, de la poudre de garance, des écorces de noix. Les poudres se diluent et mijotent dans des cocottes en fonte sur un feu de bois avant d’y submerger les boules de laine.

    Je me pose des questions sur la simplicité.

    Les enfants nous accueillent chaleureusement dans leur village. Ils s’adonnent au jeu qu’on leur propose avec beaucoup de joie: peindre une fresque au henné sur un grand morceau de laine posé sur le sol de l’école. Nous dessinons tous ensemble, nos rêves, nos références, nos endroits préférés.

    Les garçons jouent au foot durant le meghreb, à ces heures-là, le village est recouvert d’un voile orange, la pierre reflétant les derniers rayons de soleil, mes nouvelles amies et moi en profitons pour nous prendre en photo le regard posé vers le large horizon. Nous nous drapons de lourds tissus, comme la terre sous nos pieds. Nos yeux sont écarquillés devant ce spectacle de splendeur. La nuit s’installe petit à petit durant ces soirées d’automne, peu de lumière éclaire le village. Lorsque la nuit arrive, le village s’endort. 

    Ce voyage m’a fait rencontrer “Ishwa” ce qui est beau et ce qui est bon.


    Crédit photo: Anna Rosa Krau

    Immersion facilitée par Memori Studio, Octobre 2022